La Belle Vie
Fanou Torracinta n’est pas entré dans la carrière pour faire de la figuration. Depuis ses premières apparitions à la tête du Corsican Trio – avec le chanteur Arnaud Giacomoni et le contrebassiste William Brunard ainsi que le violoniste Bastien Ribot en invité –, puis aux côtés du maître Tchavolo Schmitt et dans nombres de festivals et salles de concerts, jusqu’à ses deux premiers albums – les deux volumes Gipsy Guitar from Corsica parus en 2021 et 2023 et enregistrés avec la merveilleuse section rythmique composée du guitariste Benji Winterstein et du fidèle William Brunard ainsi que du pianiste Bastien Brison –, le natif de Haute-Corse a montré des qualités de jeu et de sensibilité n’ayant d’égale que la remarquable conviction dont il a fait preuve à l’égard des moyens et des buts qu’il a mis en œuvre pour s’avancer dans la sphère supérieure des musiciens qui comptent.
Une conviction payante, comme le montre ce troisième album, intitulé La Belle vie. Tout d’abord parce que Fanou Torracinta est un musicien fidèle à ses accompagnateurs (à moins que ce ne soit l’inverse et la relation n’en serait pas moins belle!). William Brunart, Benji Winterstein et Bastien Brison sont toujours là. Et bien là, à en juger la profonde entente qui règne dans ce quartet où les mélodies, pour s’épanouir en fertiles questions-réponses, ne s’épuisent jamais. La pulsation, sobre et solaire à la fois, ne craint pas non plus les responsabilités en portant l’ensemble d’un swing souple et vibratoire. Tout est partagé, offert à l’autre dans un élan léger mais jamais futile. Une grâce qui définit également bien la manière du guitariste en elle-même. Un jour, Django Reinhardt lui est apparu, comme une révélation. Mais à l’inverse de beaucoup, pour qui l’idole est une source d’inspiration potentiellement reproductible du point de vue technique (si difficile soit-elle à acquérir), le guitariste, qui goûte de toute évidence le divin manouche du premier Hot Club de France ainsi que celui de la parenthèse romaine, penche toujours du côté du lyrisme cristallin, de la lumière impressionniste et de cette douce langueur qui le fait également exceller dans les valses et boléros. De tendres flonflons qui sont aussi une tradition distinguée dans son île.
Et d’ailleurs, en Corse, Fanou Torracinta a baigné dans un pays de guitare et de voix fortes, qui portent loin et longtemps, dans cet écho plein de contrastes et plus souvent tenté par le clair-obscur que par le plein-soleil. De cette allégeance, il a su ne pas faire un déterminisme mais bien un trait de caractère, jusque dans les moindres articulations de phrases qui jamais ne confondent vitesse et précipitation. Il n’a pas trente ans mais Fanou Torracinta possède l’art de dire ce qu’il faut, au moment où il le faut. La maîtrise des périodes, comme ont dit en rhétorique.
Ce souci du sens, Fanou Torrancinta l’exprime aussi dans le choix du répertoire. La Belle vie compte cinq « reprises », toutes retenues à propos et avec une certaine originalité. Sacha Distel, qui donne son thème comme titre de l’album. Django, en filigrane des yeux noirs aux idées bien claires mais aussi de « Please Be Kind » dont il fut l’un des premiers interprètes en 1939 avec Stéphane Grappelli sans oublier « Duke and Dukie » comme un hommage en cascade (de Django à Ellington et de Fanou Torracinta aux deux précédents). Et puis la finesse de « The Best Things in Life Are Free », un thème de comédie musical des roaring twenties pour mieux dire son attachement au swing, tant comme courant esthétique que comme manière de faire. Huit compositions personnelles viennent par ailleurs souligner la personnalité du guitariste. Des valses bien sûr, avec « Jowaltz », dans un style authentique, proche de celui des frères Ferret et la « Petite valse » en guise de coda un peu sombre, un peu lente. Fanou Torracinta manie à merveille le recueillement et l’émotion, comme dans « Confidences » ainsi que « Pour Dorado » (en hommage au grand styliste que fut Dorado Schmitt) et « Claire » qui propose un portrait sensible autant que toutes les nuances d’un quartet au diapason du sentiment. « Luna » n’est pas moins vibrante, un peu dans des tons qu’affectionnait particulièrement le Tom Jobim dans son ultime séquence. Avec « The Barber », composé rue Auguste Barbier dans le 11ème arrondissement de Paris, et « Your Little Swing », une lumière pas moins douce mais plus radieuse se pose sur le répertoire d’un album décidément contrasté.
Presque subrepticement, on aura aussi remarqué sur certains titres la présence subtile d’un petit quatuor à cordes, soulignant sans effets de manches ni joliesse affectée les traits d’écriture et les émotions commandées par les chansons. Serait-ce en écho aux Enfants de Django, un projet d’Edouard Pennes, incluant déjà Fanou Torracinta en soliste, une formation similaire en soutien et le nom de Sébastien Vidal aux manettes de réalisateur ? Peut-être bien et personne ne s’en plaindra tant cette touche, délicatement chambriste, est heureuse. Et signe supplémentaire de cette force tranquille qui anime Fanou Torracinta, dans l’approfondissement d’une conviction décidément fondatrice.
Bruno Guermonprez